Vingt ans après de Kateb Yacine Littérature vendredi 17 octobre 2025 Le village”pendant la guerre, fut entouré de barbelés. Pour l’homme de la montagne et des hauts-plateaux, les habitants de Sédrata, ce sont « les gens du fil de fer ». Il a pour eux tout le mépris du loup pour le chien. Il ne mange pas à sa main, mais il se sent libre. Ce qui le rend d’autant plus fier, d’autant plus ombrageux. Nul ne s’attache plus que lui aux tradi- tions, aux mœurs et aux coutumes. C’est son défi aux temps modernes qui ne pénètrent dans les campagnes que par bonds imprévus, comme le transistor autour duquel on se rassemble, à la lueur d’une lampe à pétrole. De cette façon, le monde extérieur est à la fois reçu et tenu en respect dans l’ambiance ancestrale. Imaginez, par exemple, une femme en pantalon qui entre dans un bain maure. Entièrement vêtue à l’Européenne, elle s’est coiffée d’un bonnet d’astrakan. À son entrée, les femmes fuient. On l’a prise pour un jeune homme, elle éclate de rire et ôte son bonnet, libérant ses longs cheveux noirs. Les paysannes qui sont au-bain, vite remises de leur confusion, se montrent indignées, elles somment « la fille-du- fil-de-fer » de ne plus s’habiller comme un homme. C’est une bonne occasion de lui faire essayer plus d’une robe couleur locale, avec des cris d’admiration farouche, catégorique n’est-elle pas plus belle ainsi ? J’écris ces lignes à Sédrata, sur la tombe de mon frère aîné Belghith, mort de nostalgie, à l’âge de deux ans. Brusquement répudiée après une querelle, ma mère ne revint que pour les derniers jours de son premier enfant. Belghith, ainsi nommé d’après le saint de Sédrata, était alors son fils unique — mon père ayant déjà une fille, Hadjira, née d’un premier mariage à Constantine et restée chez sa mère après le divorce. Quelques heures après le départ de ma mère, Belghith la réclama, pleura toute la nuit, toutes les nuits suivantes. Il refusait toute nourriture. Mon père désespéré aurait sans doute voulu sauter dans une voiture et ramener ma mère. Il n’en eut pas le temps. Belghith mourut dans les bras de ma mère qui repartit chez ses parents dans la même année, après une autre brouille, enceinte d’un autre enfant : je vis le jour à Constantine, chez la tante Khadoudja, qui fit venir les musi- ciens, au septième jour de ma naissance. Je suis bien né à Constantine, on ne sait trop quel jour de juillet ou d’août, mais mon grand-père maternel, bach adel à Condé-Smendou, m’inscrivit à l’état civil de ce village du Nord-Constantinois. Lorsque Belghith agonisait, mon père qui l’avait vu sourire aux hirondelles, les fit peindre au plafond. Plus tard, quand ma mère délira, elle parla aux oiseaux, et leur attribua un pouvoir maléfique. IL s’arrêta encore, et la reprit par les deux bras. Il y eut une autre averse. Le visage ruisselant, elle sembla parler longue- ment dans le vide. Beaucoup avaient écrit leurs noms après la même halte pensive ou tapageuse, et plongé avec leur mys- tère dans le gouffre où le fleuve à sec n’avait laissé qu’un sou- venir de cascade souterraine, et lui, que faisait-il, penché sur le Rhummel ? Il affrontait une autre mort, il luttait contre celle qui l’avait nourri, mais n’avait pu le voir grandir, sinon comme grandissent les enfants malheureux, en secret, à l’aveu- glette, l’avait tout juste soutenu, alors qu’il déployait ses ailes, impatient de s’en aller, sans même avoir conscience d’une séparation, car il ne partait pas, il s’envolait comme l’hiron- delle, comme la cigogne, comme l’oiseau des nostalgies, mais le vent avait _emporté le nid de son enfance, et c’était le Rhummel abaïdonné si au fond des gorges, c’était le vieux Rhummel qui devenait son soupirail. Voir la source Source de l'article Kateb Yacine L’œuvre en fragments Qui êtes-vous ? Votre nom Votre adresse email Votre message Titre (obligatoire) Texte de votre message (obligatoire) Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Veuillez laisser ce champ vide : Commentaires