L’ESTHETIQUE de Malek Bennabi Philosophie lundi 13 octobre 2025 Une laideur ne peut inspirer de belles, ni de grandes idées. Le laid ne peut qu’engendrer de laides idées, et partant, de laides actions, de laids comporte1nents. Aussi, tous les grands moralistes, comme Ghazali, n’ont jamais manqué de pose1· le problème de l’esthétique. Leur pensée peut se résumer ainsi : on ne peut concevoir le bien sans le beau. On pourrait la traduire en langage sociologique : les idées sont naturellement le canevas subjectif des actions. Mais les idées sont liées à des générateurs concrets, à une ambiance faite de couleurs, de formes, de mouvements, de sons, de visages. En fait, il s’agit bien d’une esthétique quand on considère la source des idées, donc des actions. Même l’activité la plus insignifiante est liée à une certaine esthétique, car il y a la belle manière de penser et d’agir et même de faire la politique ou de porter seulernent un paquet. Il manque en Algérie précisément le sens esthétique, et ce sens nous fait terriblement défaut, car il résoudrait déjà pas mal de petits problèmes qui comrnandent tout le problème de l’homme. Un exemple : passons devant un de ces petits êtres couverts de haillons qui mendie dans les rues … Ses deux bras et son cerveau font partie du moteur qu’il s’agit de mettre en marche. Par conséquent, son cas nous intéresse : son spectacle est laid. Et dix discours politiques n’y peuvent rien changer. Cet enfant est le témoignage vivant non pas de notre pauvreté, mais de notre ignorance des choses esthétiques. Nous faisons appel au simple sens esthétique. Considérons de près les haillons de cet enfant : comme ”haillons” ils sont laids. Ils sont plus que laids, ils sont mortels, moralement et physiquement. Ce n’est pas seulement une gaine de saleté qu’il porte, le pauvre enfant, mais une prison de son âme. Moralement, s’il sauve à peine sa pudeur, il tue plus sûrement sa dignité. Car il y a une justice plastique qui veut que l’habit fasse le moine. Cette loi a bien été comprise du kémalisme, qui par le chapeau, a bouleversé davantage la psychologie que la mode. Physiquement, les haillons crasseux, presque minéralisés, ne sont même pas une protection efficace contre les rigueurs du climat. En outre, ils sont le réceptacle et le véhicule de tous les ge1·1nes pathogènes. Ensuite, ils n’apitoient pas la sensibilité humaine ; par leur odeur et leur aspect polychrome, ils choquent cette sensibilité. L’esthétique résume tout cela en un mot : c’est laid. Mais, en même temps, elle suggère un remède de fortune. Bien sûr, vous ne pouvez pas habiller ce malheureux. Toutefois, vous pouvez remédier à sa laideur, et du même coup vous auriez créé un homme. En effet, prenez cet enfant, emmenez-le à une fontaine, ôtezlui tous ses haillons, dont vous ne conserverez qu’une seule pièce, d’une seule couleur que vous lui ferez laver. Faites-lui remettre cette pièce lavée en guise de pagne, après sa propre toilette des pieds à la tête. Conduisez-le chez un barbier pour lui raser le crâne. Dites-lui maintenant qu’il relève la tête, qu’il bombe le torse et qu’il marche vite. Laissez-le partir maintenant, ce n’est plus ”un tas de crasse”, mais un pauvre enfant que vous retrouverez plus loin sur vos pas. Il n’erre plus, il marche. L’esthétique, c’est tout le problème de notre musique ennuyeuse comme un bâillement, c’est tout le problème de l’art, de la mode vestimentaire, de nos usages, c’est une manière de faire un geste plus ou moins élégant ou gracieux de balayer devant notre porte, de peigner nos enfants, de cirer nos chaussures, quand on en a, de marcher sans indolence comme le recommande le Coran. ‘ Toute l’ambiance d’une civilisation : c’est là le problème de l’esthétique. Il faudrait que dans nos rues, dans nos cafés, on trouve la même note esthétique qu’un metteur en scène doit mettre dans un tableau de cinéma ou de théâtre. Il faudrait que la moindre dissonance de son, d’odeur ou de couleur, nous choque comme on peut être choqué devant une scène théâtrale mal agencée. L’esthétique, c’est ”la face”, d’un pays dans le monde. Il faut sauver notre face pour sauver notre dignité et imposer notre respect au prochain à qui nous devons nous-mêmes le respect. Malek Bennabi Voir la source Source de l'article Qui êtes-vous ? Votre nom Votre adresse email Votre message Titre (obligatoire) Texte de votre message (obligatoire) Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Veuillez laisser ce champ vide : Commentaires